• Jérôme Dupeyrat
  • texte publié dans la revue Superstition suite à l'exposition Insolitus à L'artothèque de Pessac

  • Julien Zerbone
  • texte publié à l'occasion de l'exposition Insolitus à L'artothèque de Pessac

  • Didier Arnaudet
  • texte publié dans l'édition réalisée à la suite de la résidence à Monflanquin (Pollen)

  • Isabelle Delamont
  • texte publié dans l'édition Atelier de la chute

  • Christophe Kihm
  • texte publié dans le catalogue de jeunisme 2 par le FRAC Champagne Ardenne

  • J. Emil Sennewald
  • texte publié dans le catalogue du 55ème salon de Montrouge

  • Julien Zerbone
  • texte publié dans l'édition réalisée à la suite de la résidence à Monflanquin (Pollen)

  • Entretien avec Nathalie Sécardin


  • LA TRAGÉDIE DU SOLITE


    Tout commence avec une vidéo.

    Le guitar brick breacking se caractérise d'abord par son trop-plein. Trop plein de références, d'actions, de bruit, de mouvements de caméra. On peine à considérer la volonté de son auteur, on peine aussi à en percevoir l'unité. En arrière-plan des voitures passent, on devine une zone de suburbs américain, difficile à identifier. On se prend à imaginer un parking commercial, quelque part en Californie. Sur le trottoir, des briques enflammées et des planches sont posées. Puis un type, casquette à l'envers, kimono bleu sur le dos, une guitare à la main s'avance. Riffles de guitare et destruction de briques et planches se succèdent, mains et pieds s'agitent sur un vague solo de hard rock. Malgré son aspect pour le moins chargé, chaque élément de cette vidéo répond à une logique aussi précise que bizarre, possède un usage : parfaitement inutile de prime abord, la casquette posée à l'envers se mue en écrin pour le coup de boule final. Internet regorge de ce genre de vidéo, toutes bâties plus ou moins sur le même modèle : une personne parvient à nous proposer, en plan bien souvent fixe, une vision toute personnelle d'une action banale, quotidienne ou « vue à la TV ». Avant de s’intéresser au brick breacking, Sylvain Bourget avait ainsi écumé les concours de lancers de bottes de paille, les courses de garçons de cafés, les championnats du monde de pizzaïolo ou les records d'hommes pinces à linge.

    Mais revenons à notre casseur de briques. Cette vidéo est « informée », elle est à la fois un pastiche et une synthèse de ce que kung-fu et rock ont offert de meilleur. Visiblement bricolée, elle n'en est pas moins un hommage tout à fait recevable qui aurait eu toute sa place dans un film de Jackie Chan par exemple. Elle est culturellement déclarée, précisée, il s'agit d'un acte d'appropriation et de réorganisation de plusieurs patrimoines culturels, de plusieurs univers créatifs. C'est là l'insolite de You Tube, l'insolite habituel qui se réapproprie sans cesse le patrimoine commun, tout en se distinguant a minima de ses confrères. L'insolite par distinction donc, qui ne s'aborde que par reconnaissance partielle des codes, des influences.

    Mais justement, ce n'est pas là que réside l'insolite. Pas dans l'acte lui-même. Ce qui dérange, c'est l'incompatibilité complète entre le spectaculaire de l'action et la nonchalance totale de la mise en scène et du cadrage, c'est la brouette pleine de parpaings sur la droite, c'est le câble électrique qui dérange avant le high kick, ce sont les lunettes de soleil qu'il faut finalement enlever... Ce qui est insolite, c'est que nous avons affaire malgré tout à une vidéo amateure, alors que tous ses codes nous renvoient à un autre univers, spectaculaire celui-ici. Ce qui choque le spectateur averti, c'est plutôt le « naturel » de la vidéo que son caractère exceptionnel. C'est un mélange de banalité qui dépasse l'entendement, une forme de naïveté désarmante pour notre regard éduqué, habitué à déceler la cohérence de l'objet, à articuler et à nommer les influences, à replacer le tout dans un contexte plus large. Ici, rien de tout cela, ou plutôt un tout cela, dans le désordre. Empilement de gestes comme de briques.

    L'insolite, c'est d'abord une forme de résistance. Résistance à la pensée qui ne parvient à en extraire la cohérence, résistance au discours qui peine à argumenter, résistance au regard aussi, qui bute contre l'opacité du trop-plein. Dans la banalité même de ce casseur de brique, il y a quelque chose de l'ordre de l'en deçà de la culture, une forme de naturalité qui ne peut être résorbée dans une pensée, qui ne peut être complètement articulée, réduite à un modèle, à des influences... C'est probablement cette naturalité en même temps que cette opacité que recherchent l'artiste dans bien des expériences, c'est-à-dire une expérience qui mette en crise sa pensée et sa vision raffinées par l'éducation et la culture. Etrange Nature donc, qui est plutôt une naturalisation de l'artificiel, une recherche de l'authenticité et de la spontanéité dans un monde construit. Comme si à un certain moment, la main de l'homme se résorbait sur l'objet. Cette forme de bizarrerie, les artistes romantiques la découvrent par exemple dans la ruine, dans le paysage délaissé qui en perdant leur usage et leur intégrité ont acquis une aura nouvelle et sont devenus un terrain de jeu pour l'imagination et à la méditation. De même Marcel Duchamp, André Breton ou Robert Rauschenberg ont-ils trouvé dans certains objets déclassés une jute accroche au monde qui les entoure. Paradoxalement, ces objets et situations qui résistent offrent à l'artiste une disponibilité nouvelle : n'étant pas ou plus informés par la culture, ils sont dès lors considérés comme « premières », comme n'ayant donné encore lieu à aucun discours à leur sujet. Ainsi s'enclenche par la trouvaille le phénomène de l'appropriation.

    Ainsi les Brick Breacking sculptures ne sont-elles pas simplement une illustration de la vidéo évoquée plus haut, mais une forme de transposition. Quel usage Sylvain Bourget fait-il de son matériau ? Dès l'abord, il est évident que des objets aussi hétéroclites ne pourraient être mis en présence ainsi de manière non réfléchie : chaque élément est posé sur un socle différent, les tuiles sont parfaitement empilées, les bouteilles appareillées. L'installation semble obéir à une démarche que l'on pourrait qualifier de scientifique si elle ouvrait à une forme de connaissance univoque des objets. Mais justement, nous butons immédiatement sur un excès de pensée, un insolite d'un autre ordre que le précédent : l'action de l'artiste est indéniable, mais elle n'est pas qualifiable, le comment nous apparaît clairement, mais pas le pourquoi. C'est une constante de l'art depuis un siècle que de muer l’œuvre d'art en énigme, et l'attention esthétique en rébus. Devient pleinement « œuvre » ce qui résiste à l'intention du spectateur, ce qui le tient à une distance convenable par l'entremise d'une autre intention, sous-jacente quant-à-elle.

    En somme, les Brick breacking sculptures de Sylvain Bourget ne sont pas muettes, loin s'en faut. Elles sont insolites en cela qu'elles nous indiquent leur origine sans se laisser épuiser ni par un geste, ni par une interprétation : quoi que nous fassions, nous leur supposons toujours un sens caché, une distance avec le modèle de base. Malgré leur apparence simple et commune, ces objets cachent en eux une dimension autre, ils ne peuvent tout simplement pas revenir à leur existence – et leur usage – première. Et de fait, l'unique possibilité de percer à jour ce mystère consiste à se prêter à un jeu dont nous ne connaissons pas les règles. A la fois décor, maquette, galerie de spécimen incongrus, terrain de jeu, Sylvain Bourget nous invite assez sournoisement à déceler dans ses Brick breacking sculptures une logique, une narration, des histoires, autant de portes que nous pouvons ouvrir mais pas refermer, autant de pistes que nous ne pourrons tout à fait épuiser. Cet aspect lacunaire est essentiel au processus artistique, il est la conséquence du déplacement de l'objet d'un espace-temps quotidien à un espace-temps fondamentalement artistique, plus ouvert mais aussi plus insensé. De l'objet insolite, on passe ainsi à un objet orphelin à qui l'on doit rendre son horizon de compréhension.

    Et si l'inverse de l'insolite était finalement la solitude ? A l'objet qui se résorbe dans l'usage, dont la naturalité même finit par nier la spécificité, s'oppose un objet absorbé par le trop plein de pensée et d'artificialité. Un objet si plein d'intentions qu'il ne peut se résumer à une seule. Un objet solitaire donc, car unique en son genre, si plein de possibilités qu'elles finissent par oblitérer tout possibilité de lui accorder un sens privilégié, mais pas son existence, plus évidente que jamais. Dans ce régime de pure existence, il n'existe aucune manière satisfaisante de faire usage de la batte, des bouteilles, des briques et des parpaings, ni d'ailleurs de manière complétement inappropriée. Ce qui importe, c'est le processus même de réenclencher la démarche de la pensée et de la détermination, de braver une tragédie annoncée, la tragédie du solite.

    Julien Zerbone